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La solitude

La solitude ne semble pas être mon lot, ni le mode de vie que j’ai choisi. J’aime le contact avec les autres. Non pas ces rapports superficiels qui ne servent qu’à donner l’illusion de rester en contact avec ses semblables, d’appartenir à un milieu social et de trouver toujours une échappatoire en cas de besoin. Non pas ces rapports qui ne servent qu’à nous distraire de nous-mêmes, lorsque nous ne supportons plus notre compagnie. Non pas ces rapports qui nous permettent de nous cacher derrière l’abstraction et la dénégation, mais ceux qui nous donnent le sentiment d’exister. Les rapports avec les autres ne m’intéressent que s’il y a une prise de risques : risque qu’implique le fait de s’ouvrir, de se dire, de se découvrir, de fournir des arguments à ceux qui vous jugent.

La communication, telle que je l’entends, n’est possible que dans l’aveu des défaillances, des doutes, des souffrances qui sont notre lot à tous, dans l’espoir de la réciprocité et du partage. Nous n’avons rien à démontrer, rien à prouver à quiconque, si ce n’est à nous-mêmes, et seule cette certitude nous donne accès à ces moments si riches et si banals en somme, du simple plaisir d’être ensemble et nous font oublier notre solitude existentielle et fondamentale. C’est ce que j’aime dans les films de Claude Sautet, ces repas entre amis, où tout le monde met la main à la pâte, où l’on partage le plus naturellement du monde les déboires, les abandons, les souffrances, au même titre que ces joies toutes simples qui font le sel de la vie.

Bien sûr, « l’homme naît seul, vit seul, meurt seul » comme dit Bouddha. Cette solitude est universelle et imparable. Supportable dans la mesure où nous l’acceptons sans espoir d’échappatoire. Supportable dans la mesure où nous acceptons de nous y confronter et de nous confronter à nous-mêmes. Supportable dans la mesure où nous savons que si l’égalité existe, c’est là qu’elle réside. Supportable, si nous l’acceptons comme un moyen d’apprendre à connaître notre potentiel et nos limites, de vivre dans la lucidité sereine, sans illusions sur nous, sur les autres, sur la vie. Supportable, parce que seule la capacité d’aller à notre propre rencontre, à l’abri de tout regard humain, loin des interférences qui nous distraient de notre regard intérieur, nous donne notre authenticité, ce regard-là qui précède l’action et la création et nous permet d’aller à la rencontre des autres.

« La solitude : ce n’est qu’un nom pour l’effort d’exister. », dit André Comte Sponville. Et je donnerai ici à exister non seulement le sens de dépasser la souffrance inhérente à la condition humaine, mais aussi le devoir que nous avons d’aller jusqu’au bout de nous-mêmes pour pouvoir aller vers l’autre et vivre intensément ce que nous avons à vivre. Les moments de bonheur, les désillusions, la perte de ce que nous aimons, la déception que nous laissent les désirs insatisfaits.

Mais notre solitude intrinsèque n’a rien à voir l’isolement,ce lot des exclus. Cette solitude que nous craignons tous, dont le synonyme pourrait être rejet. Il s’agit là d’une sanction pour une inadéquation sociale, physique, morale, mentale ou affective. Et qui ne connaît pas la peur d’en être l’objet ? Qui ne connaît pas cette peur du refus de l’autre, cette angoisse d’abandon qui nous isole du regard qui nous donne le sentiment d’exister ? Il faut une force, une richesse intérieure incroyables pour exister par soi-même, pour accomplir seul ce cheminement qui nous est imparti, pour ne pas céder à la peur de s’isoler du troupeau, à la peur d’être le vilain petit canard, à la peur de ne pas être compris, accepté, aimé, par ses collègues, par ses amis, par ses parents, par ses enfants, par celui ou celle qui partage votre vie !

Pour ne pas céder à ces peurs instigatrices des compromis et des compromissions, des renoncements, des faux-fuyants, des faux-semblants, de l’abandon de soi…Pour accueillir cette solitude qui peut être un choix momentané, ce retrait qui nous permet de nous retrouver, de nous reconstruire, de nous ressourcer, d’aller au plus profond de nous-même dans le silence et le recueillement pour retrouver la capacité d’aimer.

Solitude à laquelle tous nous aspirons parfois, tout en la craignant, qui est le mode de vie que choisissent les mystiques et les grands créateurs, prêts à tout sacrifier à leur idéal ou à leur passion. Mais est-ce un choix, quand on connaît le besoin absolu de silence, de décalage, que nécessitent la méditation et la création ? Ce silence qui laisse toute la place parfois au ressassement, puisqu’il n’y a pas d’interlocuteur, mais aussi à l’imagination qui vous mène là où elle veut, bien plus loin parfois que la plus belle histoire d’amour…

I La solitude et l’incommunicabilité

« La solitude, ça n’existe pas. » chantait Nicoletta il y a une trentaine d’années. Cette phrase me trotte dans la tête depuis tout ce temps. Je ne me souviens plus de la suite et peut-être est-ce la raison pour laquelle je n’en ai jamais compris le sens.

La solitude, j’ai su toute petite que cela existait bel et bien et elle m’a poursuivie pendant toutes ces années que l’on est censé vivre en famille. J’ai appris à l’apprécier pleinement, lorsque j’ai quitté ce qu’on appelle « la maison » et que j’ai commencé à me construire autrement que dans le regard de ma mère. Mais ce n’est pas de moi que je souhaite parler ici, même si on ne parle jamais que de soi, si l’on ne connaît que ce que l’on a soi-même vécu. Et sans doute est-ce pour cela que nous avons tant de mal à accepter l’autre comme un autre, à comprendre sa façon d’envisager les choses les plus banales, jusqu’aux opinions plus déterminantes. Sans doute est-ce pour cela que nous prodiguons des conseils qui ne peuvent être entendus, que nous tentons de persuader comme s’il y allait de notre vie, que nous prêtons nos intentions, nos raisonnements, nos sentiments à nos interlocuteurs, sans parvenir à sortir du système que nous avons mis au point pour nous justifier, pour occulter, pour nous défendre.

En nous pliant aux conventions communes, nous cultivons l’illusion de la vie sociale dont nous pensons être les acteurs. En fait, de quelles conventions s’agit-il, sinon de la protection des égoïsmes, du pouvoir de l’argent, de l’intérêt, de la légitimité des rapports de force ? « L’égoïsme et la sociabilité vont ensemble : c’est Narcisse au Club Méditerranée. Inversement, tout courage vrai, tout amour vrai, même au service de la société, suppose un rapport lucide à soi, qui est le contraire du Narcissisme (lequel est rapport, non à soi, mais à son image, par la médiation du regard de l’autre) » écrit André Comte Sponville.

Et finalement, nous ne sommes jamais aussi seuls que dans cette société anonyme qui dicte les règles de la bienséance, de la moralité, nos droits et nos devoirs. Dans cette société qui rejette tous ceux qui n’ont pas su accepter ses règles, les alcooliques, les drogués, les immigrés, les malchanceux, qui ne sont pas nés comme il fallait, là où il fallait pour pouvoir profiter du bien-être, de la culture, des aménagements sportifs qui fabriquent un esprit sain dans un corps sain.

Dès que le cordon ombilical est tranché, la solitude s’installe et avec elle la dépendance. Dépendance pour la survie du bon vouloir de la mère, de la prise en compte de nos besoins physiques et affectifs et c’est le moment où se joue la confiance dans la sollicitude de l’autre. Si la mère est présente, ce que j’appellerai la confiance originelle, s’installe. « Urvertrauen » dirait-on en allemand. Mais si cette compréhension des besoins physiques de l’enfant s’apprend, qu’en est-il des autres besoins, de contact, de paroles, de tendresse, dont on imagine qu’ils sont l’apanage de l’instinct maternel, dont l’existence est loin d’être prouvée.

Cette dépendance de l’autre va se perpétuant tout au long de l’enfance, jusqu’à la capacité de l’autonomie matérielle et psychologique que certains n’acquièrent jamais. Et pourtant, si nous avons la chance d’avoir des parents tendres et attentifs, cela nous évitera-t-il ce sentiment de solitude, au moindre échec, au moindre refus, au moindre rejet, à la moindre perte de ce qui nous était cher ? Apprendrons-nous très jeune à mieux communiquer au lieu de nous isoler devant l’incompréhension réelle ou imaginaire de notre entourage ? Saurons- nous accepter de l’aide lorsque nous serons démunis ? La traversée du désert se fait souvent dans le retranchement, par honte de ne pas être en mesure de partager l’insouciance, feinte ou réelle, du milieu ambiant, par peur d’être jugé comme responsable de ce qui nous incombe, ou même de crainte que notre faiblesse momentanée ne soit exploitée par les dominants. Isolement volontaire momentané pour certains, durable pour d’autres, le temps que nous intégrions l’évènement qui nous exclue de la communauté indifférente à ce qui nous perturbe.

À quel moment le degré de sociablité se décide-t-il ? À la naissance, dans le milieu familial, à l’école, dans la rue, lorsque nous commençons à nous mêler aux jeux des enfants de notre âge ?

A quel moment sommes-nous chassé du paradis de l’enfance et devons-nous apprendre à gérer seul les souffrances qui ne sont pas toujours proportionnelles à l’âge, mais effectivement en rapport direct avec le milieu dans lequel nous voyons le jour ?

Nous ne sommes pas seul à nous construire. Les premières pierres nous donneront la stabilité de fond ou on en aura fait l’économie. A nous de renforcer les bases de l’édifice intérieur, si les parents, les éducateurs n’y ont pas pourvu.

D’où vient que nous en aurons la force et la dextérité ou que nous ne l’aurons pas ? Serons-nous mieux armés si tous les matériaux ont été mis à notre disposition ou si nous devons nous-mêmes y pourvoir ?

La solitude dès la prime enfance nous arme-t-elle pour l’avenir ou compromet-elle pour toujours notre équilibre ? Ou cet avenir dépend-il de notre constitution génétique qui pourvoira plus ou moins bien à compenser les déficiences de l’entourage ? Comment expliquer la réussite de certains qui parviennent à sortir du ghetto social où ils semblaient condamnés à vivre et à mourir ?

Voilà les questions que je me pose depuis si longtemps, et plus encore depuis la révolte qui éclate dans les quartiers qu’a déserté l’espoir d’une vie meilleure dans l’indifférence générale, jusqu’à ce que les mieux nantis se sentent menacés par la violence de ces revendications soudaines ?

A celles-ci s’ajoutent plus personnellement les questions qu’impose le temps qui passe…

Cette vieillesse dont tous nous avons peur, quoi que nous en disions. Cette vieillesse qui nous diminue et nous replace dans la situation de dépendance de l’enfance. Dépendants de l’intérêt, de la disponibilité et de la sollicitude des autres, dépendants de nos enfants comme nous l’étions autrefois de nos parents. Avec l’illusion de leur avoir donné ce qui nous a manqué et l’espoir d’en recueillir l’amour et la gratitude.

Avec la peur de perdre nos capacités physiques qui nous permettent de prendre en charge notre corps et notre quotidien, nos facultés intellectuelles qui nous donnent la chance parfois d’être écoutés, notre attention à l’autre qui nous vaut ces échanges qui alimentent notre joie de vivre. La peur du rétrécissement de notre univers et de notre existence, des petits pas du lit au fauteuil et du fauteuil au lit, que décrit de façon si pathétique Jacques Brel dans « Les vieux »

La peur de la mort et du néant, qui survient parfois, avec la disparition des êtres chers qui ont été les témoins de notre jeunesse et de notre vitalité.

II Solitude de ceux qui ont peur d’aimer, de ceux qui ont été abandonnés, des marginaux, des mystiques, des philosophes, des créateurs.

Vivre seul peut être un choix mais aussi un pis aller. Mieux vaut vivre seul que mal accompagné, dit-on communément. Rien de plus juste. On ne détecte pas toujours la peur de s’engager, sans cesse à la recherche de l’être sans faille. Peur de l’échec, peur de ne pas savoir préserver les moments privilégiés des premières rencontres, peur de ne pas être capable de se protéger, peur de ne pas savoir préserver sa liberté, de ne pas savoir accorder sa liberté à l’autre. Refus des concessions et des compromis qu’implique la vie à deux.

Tous nous sommes à la recherche de l’être idéal qui partagera notre vie, nos joies et nos peines, sans faillir. Avec un peu de chance, certains le rencontrent, cet être unique pour lequel nous sommes prêts à renoncer à notre liberté. Pour lequel nous sommes prêts à engager notre avenir, avec lequel nous pensons pouvoir construire, mûrir, vieillir, faire des enfants. Sans penser à l’usure du quotidien, au désir qui s’estompe au fil du temps, aux tentations de revivre une grande passion pour retrouver l’illusion de la jeunesse qui s’en va.

Avec un peu de chance et la conscience que la passion ne dure pas, nous forgerons à force d’attentions, de prévenance, de complicité, de créativité aussi cette vie à deux en acceptant qu’il faut apprendre à s’aimer autrement, peut-être mieux. En faisant des habitudes des rituels festifs, en savourant ces moments de partage que sont les petites choses de la vie quotidienne, au lieu de les considérer trop souvent comme des corvées. En prenant en compte la présence de l’autre comme un don inestimable que l’on peut perdre à tout moment, au lieu de la considérer comme un acquis et un dû.

Mais ceci est un art qui n’est pas donné à tout le monde, sans compter que nous ne restons pas ce que nous étions lors de cette merveilleuse rencontre, que nous n’évoluons pas toujours en parallèle. Trop de succès pour l’un, trop de renoncements pour l’autre et tout part à la dérive. Et l’on se retrouve seul. C’est le lot de la femme la plupart du temps. Plus assez jeune, plus assez belle, plus désirable en somme, pour les critères du jour. Trop déçue souvent pour avoir le désir de se plier encore aux besoins, aux habitudes, aux exigence d’un autre. Plus prête aux compromis, aux concessions qu’exige la vie à deux.

La solitude de celui qui reste avec ses souvenirs, les objets familiers qui tout à coup lui semblent hostiles, ce passé à deux qu’on embellit pendant un temps, comme on embellit tout ce qu’on a perdu. Toutes ces choses qui faisaient le quotidien, auxquelles on ne prête plus aucune attention, tant elles font partie intégrante de notre vie, prennent une dimension telle qu’on se demande comment on pourra vivre, manger, dormir et rire, maintenant que le vide s’est installé et qu’il va falloir reconstruire son monde à soi, sans plus tenir compte de celui qui est parti.

Les amis remplacent peu à peu cet autre, avec lequel on partageait, auquel on racontait ses déboires, auprès duquel on cherchait refuge. Quelques aventures qui se terminent en eau de boudin, un nouvel amour peut-être.. Cette solitude qui vous tombe dessus, qu’on finit par aimer, avec l’espoir toujours plus mince de rencontrer l’âme sœur, est aussi la découverte de la plénitude parfois, le bonheur de disposer de son temps, de choisir l’émission qui vous intéresse, de se passer de repas pour finir un livre qui nous passionne, de se découvrir un talent. On se crée un nouveau décor, plus personnel, plus chaud souvent, pour ne pas ressentir le vide qu’a laissé le départ de l’autre et l’on commence à apprécier le fait de n’avoir que ses désirs personnels à satisfaire, d’écouter la musique choisie avec plus d’émotion, d’être plus disponible pour les amis qu’on voit plus souvent en tête-à-tête, la communication plus personnelle qui s’établit. On réapprend à dire « je », au lieu du « nous » qui devient avec le temps le pronom personnel usuel des couples. On réapprend à se positionner en temps qu’individu à part entière, ce qu’on oublie trop souvent lorsque l’autre est plus dominant.

Une solitude parfois un peu mélancolique, une sorte de sérénité aussi. Et toujours mieux que la simple cohabitation, cette solitude à deux, avec le regard sans désir de l’autre, sans tendresse souvent et cette envie d’être ailleurs qu’on n’ose pas dire, qu’on sent chez l’autre et qui remplit les faces à faces de ce silence plein de rancune, de haine parfois. Et ce n’est pas toujours celui qui aime le moins qui part, ou celui qui aime quelqu’un d’autre, mais souvent celui qui a l’espoir de vivre autre chose que ce terrible malentendu qui s’est installé là, sans crier gare, comme un intrus qu’on ne sait comment déloger. Celui qui reste appelle cela un abandon, et c’en est un, bien sûr, pour celui qui n’a rien vu venir ou fait semblant, un soulagement, parfois, mais à retardement, et l’on se résigne à penser, comme Knulp de Hermann Hesse, qu’il « existe toujours entre deux êtres, si unis soient-ils, un abîme, sur lequel l’amour – et un amour sans défaillance – ne peut jeter qu’une fragile passerelle. ». Il suffit de quelques malentendus qui se perpétuent au fil des ans, d’une accumulation de frustrations, de la peur de vieillir qui surgit un matin devant la glace, d’une rencontre, pour que soudain la passerelle s’effondre et que vous prenne l’envie de préférer la solitude, en se disant, comme Knulp que je cite encore : « Nul ne peut mêler son âme à l’âme d’un autre. Deux êtres peuvent aller l’un vers l’autre, parler ensemble mais leurs âmes sont comme des fleurs enracinées, chacune à sa place ; nulle ne peut rejoindre l’autre, à moins de rompre ses racines ; mais cela précisément est impossible. Faute de pouvoir se rejoindre, elles relèguent leur parfum et leurs graines ; mais la fleur ne peut choisir l’endroit où tombera la graine ; c’est là l’œuvre du vent et le vent va et vient à sa guise : il souffle où il veut. »

Et l’on attend, peut-être, que le vent vous soit favorable, plus tard, quand les cicatrices se seront refermées, le temps qu’on ait retrouvé son identité propre, qu’on se soit reconstruit en dehors de l’autre, en fonction duquel on organisait son temps. Quand on aura retrouvé la joie de vivre, quand on aura retrouvé un peu de confiance en soi et en sa capacité de séduction.

Cette solitude, qu’on apprend à aimer, est vécue dans un premier temps comme l’isolement qui s’apparente à la mise à l’écart. Assez proche dans sa perception de rejet, de l’isolement des vieux, des malades, des handicapés, des marginaux. L’isolement, cette solitude qui nous hante tous, dès la cour de récréation, où se forment les groupes de ceux qui savent s’adapter, dont sont rejetés les surdoués et leur contraire, les mal nantis, les originaux, les mauvais élèves et tous ceux qui se distinguent tant soit peu de la sacro-sainte normalité.

Et je pense avec émotion à ce superbe film sur Yves Saint Laurent, avec des textes de Marguerite Duras dits par Jeanne Moreau. A cette phrase d’Yves St Laurent, dont l’homosexualité et la sensibilité exacerbée fera un exclu dès le lycée, cet écorché vif dont Duras disait qu’il était né avec une dépression : « Quand je souffrais trop à l’internat, je me disais : Je m’en fiche ! Un jour j’aurai mon nom en lettres de feu aux Champs Elysées ! »

Prémonition ou en tout cas certitude de prendre sa revanche sur le sort, qui l’a si curieusement doté d’un merveilleux talent et d’une incapacité à vivre dans la réalité. Exemple pourtant de cette terrible solitude, qu’il comparait à celle de Proust asthmatique, qui a fini par s’emmurer dans une chambre noire, comme il était emmuré en lui-même, avec pour seule échappatoire cette merveilleuse écriture qui a meublé sa vie et jalonne parfois les étapes de la nôtre.

Solitude dans la médiocrité, solitude dans la célébrité. Solitude devant le sens de la vie et de la mort. Solitude dans les épreuves qui n’épargnent personne. Terrible solitude que celle de Beethoven enfermé dans sa surdité.

Solitude nécessaire pour tout créateur et renoncement à la vie que font les génies pris au piège de la création narcissique et refus de la vraie vie, ainsi qu’on a coutume de penser le réel.

Par désespoir, par ambition, par folie ?

Fou de musique Glenn Gould qui a passé des décennies à travailler Bach, isolé dans sa maison au bord de la mer, sans donner le moindre concert , traqué par la peur de la maladie et de la contagion ? Ou incapacité paranoïaque à se mêler aux humains ? Fou de peinture Van Gogh ?

« Le beau, c’est ce qui nous désespère. » dit Valéry. Le beau a-t-il pris le pas sur le vrai ? A-t-il envahi la vie au point de l’en priver ?

Solitude du héros dont l’idéal ne souffre aucun partage. Solitude du mystique avec Dieu, cet éternel absent, dans le détachement total du monde vivant, pour n’être plus que méditation et amour de l’absolu. Solitude du philosophe dont penser la vie remplace le vivre dans « ce sérieux désespéré de l’intelligence » selon André Comte Sponville.

« Les livres ne valent qu’au service de la vie, quand trop d’intellectuels croient que la vie ne vaut qu’à leur service » dit-il.

Comme si la vie devait se contenter de comprendre ces énigmes, au lieu de jouir de ses mystères et de ses évidences ! Quel est l’intérêt des livres qui ne parlent pas de la vie ? Comment parler de la vie à laquelle on se soustrait ? Qu’avons-nous à raconter d’autre que ces joies et ces inquiétudes, ces moments de doutes et de jubilation qui jalonnent nos jours, nos révoltes et nos coups de cœur ? Que vaut la pensée face à ces drames qui touchent notre planète entière, la souffrance et la faim, la cruauté et la générosité des hommes, le deuil et la lente remontée de la joie de vivre devant la beauté indéniable autour de nous ?

Mais il est souvent plus facile d’aimer l’humanité que d’aimer les hommes et la solitude permet aux penseurs solitaires de se soustraire aux déceptions que tous nous éprouvons parfois, que tous nous provoquons irrémédiablement. Il est difficile d’accepter que l’autre ne soit pas toujours à la hauteur de nos attentes. Il est difficile aussi d’être toujours à la hauteur des attentes de l’autre. L’image que nous avons de l’autre est plus souvent le reflet de ce que nous sommes nous-mêmes, et l’image que nous projetons dans un premier temps reflète plus souvent ce que nous aimerions être ou ce que l’autre aimerait que l’on soit. Cette représentation idéalisée ne tient pas la route dans la durée. Il faut de la générosité pour accepter l’autre quand l’attrait de la nouveauté et les faiblesses inhérentes à l’espèce humaine se font jour. Autant dans l’amour que dans l’amitié.

Mais aimer ne peut être qu’inconditionnel. Je me plais à dire qu’au début d’une relation , j’aime les gens pour leurs qualités et que je finis par les aimer pour leurs défauts.

« Il est bon d’être seul parce qu’être seul est difficile. Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile. » écrit Rilke dans « Les Lettres à un jeune poète » et l’on sait que Rilke n’a aimé que les femmes avec lesquelles il n’a jamais vécu, avec lesquelles il n’a jamais voulu avoir la moindre intimité. Comme si celle-ci ne pouvait que détruire l’amour. La vie commune ne pouvant être, dans le meilleur des cas, que « deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant et s’inclinant l’une devant l’autre. » Sans doute est-ce là une magnifique définition que donne Rilke de la vie à deux.

Bien sûr, la solitude est difficile et c’est ce choix que font les amoureux de l’absolu sans majuscule. C’est le choix que font aussi ceux qui subordonnent tout à la création. C’est cette difficulté même qui stimule le besoin de dire à ceux qui les liront, qui les écouteront, qui contempleront leurs œuvres, leurs peurs, leurs désirs, leurs révoltes, leurs rêves inassouvis. C’est la lutte avec les mots, les notes et la matière qui meuble leur solitude et leur mal de vivre parfois. C’est le bonheur de créer qui remplace le bonheur d’aimer.

« Je suis plein du silence assourdissant d’aimer» .

En écrivant cette magnifique phrase d’Aragon, je me suis surprise à remplacer le mot « silence » parle le mot « bonheur ». Comme si ces deux mots étaient synonymes. Le silence est un bonheur en effet. Il faut du silence pour aller au fond de nous-mêmes, de nos incohérences et de nos contradictions, de l’appréciation juste de ce que nous sommes, de ce que nous voulons faire de nous et de notre vie. Le bonheur ne peut se trouver que dans cet accord entre nos aspirations réelles et les choix que nous faisons. La solitude est parfois le choix qui s’impose pour ne pas céder à la facilité, à la peur de cette confrontation si douloureuse avec soi, mais plus salutaire que les compromis qui ne donnent que l’illusion de lui échapper..

Conclusion

Et j’en suis à me demander maintenant si mon sujet était vraiment un questionnement sur la solitude ou sur l’aptitude au bonheur. Un bien grand mot il est vrai, mais comment nommer ce sentiment d’être à sa place là où l’on est, d’être pleinement soi et en accord avec sa manière d’être, ouvert à ce qui se présente, sans illusions sur soi, sans trop d’illusions sur les autres, mais bienveillant et prêt à se laisser surprendre. Tant qu’il est possible.

La solitude qui vous est imposée par l’absence de celui qu’on n’a pas rencontré, ou de celui qui partageait votre vie, est vécue comme un manque parfois, mais le sentiment d’être maître de sa vie donne des compensations indéniables, que certains couples envient aux heures d’insatisfaction .

Le choix de la solitude peut être une fuite comme une autre. Ne pas se laisser apprivoiser, ne pas renoncer à l’élan que donnent les rencontres fugitives, aux passions même de courte durée, à l’accomplissement de soi dans le bonheur solitaire d’exister au profit de sa sécurité et d’un bonheur médiocre.

Mais l’ennui est-il dans les choses que nous vivons, dans les êtres qui vivent à nos côtés, ou dans le regard que nous posons sur eux ? L’ennui n’est-il pas en nous-mêmes, incapable de percevoir la richesse de ce qui est à notre portée ? N’est-ce pas à nous de transfigurer le banal comme l’ont fait des artistes comme Marcel Duchamp en élevant les objet les plus triviaux à la dignité artistique ? En essayant de retrouver le regard de la première rencontre, en s’efforçant de devenir selon l’expression de Pierre Albert Birot « un divin tueur d’habitudes », les nôtres et celles que nous créons avec notre entourage.

Fuite aussi que la recherche désespérée d’une présence, quelle qu’elle soit. N’importe quoi plutôt que le face à face avec soi-même ! Et nous retrouvons là tout ce qu’on appelle des rencontres dans des soirées insipides où chacun n’attend que le moment du faire valoir, de l’étalage de sa réussite sociale ou matérielle, guettant dans le regard des autres les signes d’envie et de regrets. Ces bavardages mondains immondes qui vous laissent le goût amer de votre propre nullité, si vous n’avez pas été en mesure de justifier l’intérêt de votre présence dans cet univers privilégié. Un instant, peut-être un instant seulement, mais oh combien détestable, nous en oublions nos valeur et jusqu’à notre sens le plus aiguë du ridicule.

Alors que dire en définitive de cette solitude intrinsèque qui est notre destin à tous, sinon qu’il faut lui faire face et que c’est la seule façon d’apprendre à vivre, sachant que , quel que soit le mode de vie que nous choisirons ou qui sera notre lot, nous ne lui échapperons pas. Ni la fuite, ni l’amour, ni l’amitié ne nous permettront de l’éviter, mais les relations privilégiées nous la font oublier parfois, nous la font partager. La curiosité de l’autre, le désir de le suivre dans ses découvertes, ses enthousiasmes et ses déceptions, suffisent à ne pas nous emmurer en nous-mêmes, à ne pas nous accorder trop d’importance, à dédramatiser ce qui nous arrive.

Cette rencontre s’opère aussi dans la lecture, dans les spectacles et toutes les formes d’art qui nous distraient de nous-mêmes et de nos soucis souvent dérisoires. A nous de suivre ceux qui nous ouvrent les portes d’un ailleurs, qui nous entraînent sur de nouvelles pistes, ne serait ce que le temps de l’émerveillement, de la réflexion, au lieu de nous complaire dans la banalité des jours et dans notre univers clos. De rester dans les cellules que nous attribue la société, esclaves des media, rivés devant nos écrans de télévision et d’ordinateurs censés nous distraire de notre mortel ennui.

Je terminerai sur un passage de Pascal Bruckner : « Ce qui peut arriver de pire, c’est de passer à côté de son bonheur sans le reconnaître. C’est attendre d’un événement miraculeux, qu’il nous rachète un jour sans voir que le miracle réside dans ce que nous vivons. C’est croire que notre vie, pour l’instant simple brouillon, basculera bientôt dans l’intensité : ajournement des plaisirs qui ressemble étrangement à l’ascèse religieuse. Comme si à une préhistoire faite de trivialité devait succéder une transfiguration, un congédiement définitif des misères humaines. »

Etre seul, est-ce autre chose en définitive qu’être étranger à soi-même ?

Michèle Frank

Luxembourg, le 12.12.05

Musique :

« Tu ne dis jamais rien » de Leo Ferré, parce que ce texte est celui d’un visionnaire et l’éloge de l’imaginaire, qui remplace une présence, même si elle est emprunte d’une mélancolie profonde.