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De toute cicatrice monte une vérité crispée

De toute cicatrice naît une vérité crispée

Introduction

Pendant des années, ce cri que j’ai entendu un jour dans une chanson de Jean Vasca m’a hanté. Résumé saisissant de ce que j’ai ressenti et essayé de comprendre dans mon propre vécu, dans celui de ceux que j’ai côtoyés au fil du temps, mais aussi de ceux que j’ai eu le bonheur d’approcher par leurs créations littéraires, philosophiques ou artistiques.

Permettez-moi de vous livrer les réflexions et les associations que m’a inspirées cette phrase au fil du temps. J’ai essayé d’analyser les divers comportements que peuvent induire les blessures et d’interpréter cette déclaration de Braque : « L’art est une blessure qui devient lumière. »

La souffrance m’est souvent apparue comme dégradante, avilissante, mais toujours révoltante. Celle des autres et la mienne aussi. Et pourtant, si l’on se rappelle avoir souffert, physiquement ou moralement, il est impossible d’en revivre concrètement l’intensité et la nature. Comme s’il n’y avait pas de véritable mémoire de la douleur. De même qu’on s’évanouit quand la douleur physique devient insupportable, on refoule ce qui nous blesse ou nous déchire quand la douleur morale est trop forte. On s’efforce d’oublier quand les blessures se sont cicatrisées. On en parle parfois, comme on raconte un cauchemar, mais il est impossible de ressentir une nouvelle fois cette douleur, consciemment, dans son état initial. Elle éveillera tout au plus une autre douleur sous forme de somatisation, migraine, crampes, toux, que sais-je, comme si son souvenir se blottissait quelque part en nous à notre insu. Mais toujours, elle laisse, comme une trace indélébile, une cicatrice sur la peau, dans la tête ou dans ce qu’on appelle l’âme. Toute souffrance physique ou morale laisse une marque qui indique une modification et différencie l’individu à la fois de ce qu’il était précédemment et des autres individus.

La cicatrice est un tissu fibreux qui remplace une perte de substance ou une lésion, indique le Petit Robert. Cela signifie que celui qui porte une cicatrice ne sera plus jamais tout à fait identique à ce qu’il était avant la blessure qui a provoqué cette perte de substance ou cette lésion, remplacée par un tissu qu’il aura dû fabriquer par ses propres moyens. On peut donc dire que celui qui porte la marque d’une plaie a quelque chose en moins ou quelque chose en plus de ce qui existait à l’origine. Toute la question est là: la souffrance et les marques dont elle stigmatise l’homme le diminuent-elles ou lui donne-t-elle quelque chose en plus ? Autrement dit, la souffrance affaiblit-elle l’homme ou le fortifie-t-elle ? Comme le but de chaque vie semble être la recherche d’une vérité, si de chaque cicatrice monte une vérité, quelle sorte de vérité la souffrance peut-elle nous faire découvrir?

Une cicatrice est toujours la trace d’une violence qui nous a été faite volontairement ou involontairement, en tant qu’action ou réaction. L’histoire humaine et culturelle est marquée par la violence et notre monde actuel semble vouloir la pousser à son paroxysme. Chaque peuple porte ses cicatrices. Celles dues aux fléaux dits naturels et celles dues à ses semblables. Celles induites par les fanatismes religieux, culturels ou nationaux. Celles infligées par la volonté de domination, celles que l’on justifie par le désir d’améliorer le sort des opprimés qui, souvent, deviennent des oppresseurs, celles infligées par les redresseurs de torts, qui ont pour mission de protéger leurs concitoyens. Violence institutionnalisée, violence dans les camps, dans les prisons, dans les hôpitaux psychiatriques, dans les institutions pour enfants abandonnés ou orphelins, toxicomanes ou délinquants, dans les écoles, dans les familles. Violence considérée souvent comme moyen banal d’éducation ou comme ultime moyen de pouvoir. Violence raciste ou sociologique enfin, qui touche des catégories entières de sujets. Blessures physiques, qui ont toutes des répercussions mentales. Blessures psychologiques, affectives, plus ou moins profondes selon la vulnérabilité des individus; violences dues aux humiliations, au sentiment d’injustice, de rejet ou d’abandon. Et je pourrais m’étendre à l’infini.

I La violence sociale dans l’histoire.

L’être, selon Hegel, ne se réalise que dans le mouvement de son développement. Ce mouvement ne peut se faire sans douleur ni déchirement. « La raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans l’universel » postule-t-il. La mort, les guerres, les souffrances que les individus subissent et s’infligent dans les luttes pour le progrès social serait la manifestation progressive de l’Etre. La violence serait une affirmation naturelle de la vie et un aspect inévitable de l’histoire. Si ce ne serait pas elle qui produirait les transformations sociales, mais les transformations sociales passeraient par elle.

Nietzsche, par contre, distingue une violence affirmative, celle des forts, et une violence répressive, dominatrice, celle des faibles et des hommes de ressentiment.

Il existerait donc, selon lui une violence positive et une autre pervertie. Force est de constater pourtant, que la violence des forts, fût-elle affirmative, s’exerce toujours sur les plus faibles dont elle fait des hommes de ressentiment et dont la souffrance se retourne toujours en violence négative. Ce phénomène se manifeste d’une manière curieusement répétitive dans l’histoire passée et présente.

Octavio Paz écrit dans Le labyrinthe de la solitude : « L’histoire a la même réalité atroce que le cauchemar : la grandeur de l’homme consiste à… transfigurer le cauchemar en vision ». Et c’est ce que font les théoriciens du monde idéal.

De toute vérité naît une vérité crispée

Je ne connais pas d’être humain qui ne porte une cicatrice. La souffrance, si elle est inégale entre les hommes, comme la répartition des biens, des avantages et des tares physiques, mentaux, affectifs, familiaux, sociaux, n’épargne personne, tôt ou tard. Il est des souffrances qui font partie de la vie et auxquelles personne n’échappe, la vieillesse, la maladie, la mort. La sienne et celle de ceux qui nous sont chers. Elles sont supportables ou insupportables selon le moment où elles interviennent, selon le contexte et la gravité qui les caractérisent et la vulnérabilité de chacun. La vieillesse, phénomène inévitable, difficile à accepter lorsqu’elle est accompagnée du dénuement, d’infirmité et de solitude. La maladie à laquelle peu d’entre nous échappent, intolérable quand elle anéantit et réduit à l’impuissance des êtres jeunes, qui n’ont pas eu le temps de vivre et se trouvent diminués et tributaires de la charité des autres. La mort acceptable lorsqu’elle est l’aboutissement d’une vie, révoltante lorsqu’elle touche quelqu’un qui nous est proche ou qu’elle frappe aveuglément et de manière répétitive autour de nous des innocents. Encore davantage, quand elle est infligée par des hommes et non plus l’acte de ce qu’on appelle étrangement le destin ou encore la volonté de Dieu

Il est des souffrances qui ne sont pas des éléments de la vie, mais infligées inutilement par des hommes à d’autres hommes, physiques ou morales, parfois les deux. Et la plupart du temps, ce sont les individus eux-mêmes marqués à vif qui les transmettent. La blessure, tant qu’elle n’est pas refermée, ne permet pas d’autre ouverture. Comme l’animal, l’homme blessé se terre, se ferme, lèche sa plaie jusqu’à la cicatrisation pour se protéger du monde extérieur et fabriquer des anticorps.

Mais il est des plaies qui ne se cicatrisent jamais, qui toujours suintent, ou se ferment, mais se rouvrent au moindre événement rappelant celui qui a provoqué cette première blessure. Soit parce qu’elles étaient trop douloureuses et le sujet trop fragile pour les supporter, soit parce qu’elles étaient si pernicieuses qu’elles ont ébranlé la confiance fondamentale dans l’humanité et la vie même. Erich Fromm explique que l’écroulement des espérances d’un enfant et de sa confiance originelle, suite à un événement d’une gravité exceptionnelle dans la première enfance, peut avoir diverses répercussions.

* Soit il commence à détester la vie avec une soif de destruction qui porte l’empreinte du désespoir.

*Soit il se lance dans une poursuite effrénée de la réussite sociale.

*Soit il se met sous une nouvelle tutelle: politique, religieuse ou autre.

*Soit il cherche une plus grande indépendance personnelle et crée de nouveaux liens.

a. Refuge dans la vengeance.

Une blessure peut donc faire apparaître plusieurs types de « vérités », dont la plus dramatique est celle qui engendre la violence que Fromm appelle violence compensatoire et ailleurs la violence des invalides, substitut à l’activité productive chez les individus frappés d’impuissance. Cette violence peut s’exercer, individuellement contre soi dans le masochisme, l’alcoolisme, la prise de drogue, ou dans la maladie, mais aussi contre les autres. Dans son champ immédiat, sur ceux qui lui ont infligé ces blessures, s’il s’agit d’un adulte possédant quelque pouvoir ou sur des personnes n’ayant aucun rapport avec ces blessures, si ce n’est par projection, mais qui peuvent, du fait de leur fragilité ou de leur proximité, servir d’exutoire. Un exemple révélateur est celui des enfants martyrs qui deviennent des parents bourreaux ou des tortionnaires dans les camps ou les prisons et apportent ainsi de nouveaux maillons à la chaîne du désespoir.

« Les manifestations de vengeance, tant individuelles que nationales, prennent souvent leur source dam le besoin de panser quelque blessure narcissique par l’anéantissement de celui qui l’a infligée », dit Erich Fromm. On peut étendre cette constatation à toutes les blessures profondes qui perturbent l’équilibre d’un individu comme celui d’un groupe. L’individu incapable d’agir par faiblesse, angoisse, incompétence, cherchera un refuge dans un groupe qui lui permettra d’agir par procuration. Le groupe et le chef de groupe auxquels il s’identifie lui donnent l’illusion de la force et de l’action. C’est ainsi qu’on peut expliquer l’adhérence à certaines sectes, à des partis comme le nazisme, plus actuellement aux djihadisme..

Et l’on pourrait conclure en disant: de certaines blessures naît un refus de la vie, un besoin de vengeance et de destruction de soi et d’autrui. Il est donc des blessures qui ne se cicatrisent pas et qui provoquent toujours de nouvelles blessures.

b. Refuge dans l’action en tant que réaction.

Cependant, il est des blessures qui, fort heureusement, se cicatrisent, tant bien que mal, mais qui n’engendrent pas le besoin de détruire ou de s’autodétruire. Soit parce, que la confiance originelle de l’être blessé est plus forte, et que sa pulsion de vie prend le dessus, soit parce que ses blessures ne sont pas de nature à inhiber l’action. La mise en place de tout un système de défense lui permet de mieux parer les coups et de prendre sa revanche sur la vie ou sur ceux qui l’ont maltraité. On trouvera ce type d’individu dans la politique, dans les affaires, dans l’administration, dans la science, occupant de hauts postes à tous les niveaux, si les moyens matériels et intellectuels le permettent. Sinon, ce seront des ouvriers spécialisés, des artisans capables, des patrons durs à la besogne, axant tout sur la réussite.

c. Refuge dans la solidarité.

Mais ce besoin de revanche qui monte parfois de nos cicatrices, ne débouche pas toujours sur la suractivité qui n’est qu’une réaction. Elle peut déboucher aussi sur la réflexion, la prise de conscience et sur l’action en tant que tentative de réparer les injustices de ce monde. Peut-être parce que nous aurons trouvé sur notre chemin, au moment où la souffrance était la plus âcre, des personnes qui nous ont aidés à sortir de l’ornière et à panser nos blessures. On pourrait expliquer ainsi les gestes de solidarité ou même la solidarité en tant que mode de vie, qui caractérise l’existence de certaines personnes que nous rencontrons et dont nous pouvons admirer l’engagement et l’enthousiasme, lesquels sont peut-être parfois la force du désespoir engendrée par l’incapacité à réaliser sur terre le règne des valeurs éternelles, intemporelles.

d. Refuge dans la religion.

Poussé à l’extrême, le sentiment d’avoir été blessé par la vie et de ne pouvoir trouver sur cette terre ni le contexte, ni les partenaires humains permettant de réaliser un monde meilleur, conduit à imaginer un autre monde dans l’au-delà, avec un créateur qui nous aurait installés ici, comme en suspens, pour nous mettre à l’épreuve et nous faire mériter le bonheur éternel. La souffrance apparaît alors comme une expiation ou comme une mise en condition pour la béatitude future. La vie avec tout ce qu’elle a de douloureux n’étant plus qu’un passage, la soumission et l’acceptation des vicissitudes de l’existence prennent un sens. Dirigé par un metteur en scène qui connaît son métier et l’issue de la pièce, il en devient l’interprète et n’en découvrira l’intrigue qu’au fil de son déroulement. Et c’est ainsi que, tout comme l’être blessé et frappé d’impuissance se réfugie derrière l’autorité d’un chef et dans le giron d’une secte ou d’un parti tout-puissant, il se réfugie dans la foi, dans un monde dont le maître omnipotent détient le pouvoir et la clef. Un Dieu qui le regarde vivre d’un œil attentif, exigeant mais bienveillant.

La religion devient donc, selon l’expression de Bergson, « une réaction défensive… contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence. »

De toute cicatrice monte une vérité.

« La vérité fera de vous des êtres libres. » affirme Freud. La vérité sur nous-mêmes, entend-il sûrement, mais aussi l’affrontement de la réalité que nécessite la conquête de sa propre indépendance. Aux dépens d’une certaine légèreté, peut-être et c’est en cela que réside une partie de la crispation. « C’est quand il est joyeux précisément, qu’on comprend qu’il a été triste autrefois. Car ne devient pas innocent qui veut, ne rit pas qui veut indistinctement de ce qui est sérieux et de ce qui ne l’est pas. »  Peut-être est-ce cet homme-là, que décrit Marguerite Duras qui apparaît lorsque ses blessures se sont cicatrisées et qu’il a su mettre à profit son expérience douloureuse pour approfondir la compréhension de soi, des autres, du sens de la vie et trouver une sorte de sagesse qui est sa vérité. Est-ce une vérité crispée que d’avoir appris à n’attendre rien, de se réjouir du bonheur qui nous est parfois donné et, sachant désespérément que nous ne pourrons pas changer le monde, de ne pas contribuer à l’enlaidir ou à le détruire.

II. Les cicatrices et la création

« Où je crée, je suis et je voudrais trouver la force de bâtir toute ma vie sur cette vérité et l’enchaîner à cette joie élémentaire qui m’est parfois accordée », dit Rainer-Maria Rilke. Et ailleurs il questionne: « Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie souffrances, inquiétudes, pesantes mélancolies dont vous ignorez l’œuvre en vous ? »

En résumant ces deux citations, on pourrait dire que pour Rilke:

*Etre, c’est créer;

*Il n’y a pas de création sans souffrance;

*La joie élémentaire de créer vaut bien la peine d’enchaîner sa vie à la création pour le meilleur et pour le pire.

René Wiroth me faisait remarquer lors d’une discussion: « La souffrance ouvre le champ de la conscience, mais n’ouvre pas forcément le champ d’action ! « . Il est vrai que la souffrance ne produit pas obligatoirement le désir ou la capacité de créer et la création elle-même n’exclue pas la souffrance. Vaincre la peur de la page ou de la toile blanche, de la terre glaise, de la pierre brute, sont un processus souvent douloureux et le fait de s’y confronter exige une part de renoncement à ces petites choses futiles qui adoucissent la vie courante, sachant que l’inspiration n’est pas toujours au rendez-vous et que l’aboutissement d’une œuvre n’est pas le lot quotidien du créateur. Mais cette confrontation avec la matière, les mots, les images ou les notes de musique est un acte libérateur, dans la mesure où il sert d’exutoire. Si « l’acte des muses », selon l’expression de Valéry, qui, dans sa pureté totale, débouche sur la beauté, parfois gratuite et toujours mystérieuse, est indépendant des événements de la vie du créateur, il y trouve pourtant son germe. L’œuvre jaillit d’un autre moi que celui qui se manifeste dans la vie courante, mais le vécu sont les sources où elle s’abreuve. Si le bonheur d’être peut demander à s’exprimer, la souffrance, elle, demande à être transgressée, à moins qu’elle ne paralyse. Il est, pour le créateur comme pour celui qui n’a pas recours à cet exutoire, un moment où la blessure est si vive, la souffrance si présente, si envahissante, qu’elle le réduit à l’impuissance totale. Tout se passe comme s’il était coupé de ses sources vives, comme s’il avait perdu le chemin de ses propres sources d’énergie. Mais cette paralysie, pour celui qui a découvert le bonheur de créer, est souvent passagère.

« L’homme grand, l’homme exceptionnel, se trouve d’une manière presque quotidienne dans ce même état où l’homme ordinaire désespère de vivre et recourt au suicide », remarque Richard Wagner. L‘homme exceptionnel, est évidemment pour Wagner le créateur de génie, aux prises avec l’inspiration et toute l’abnégation que cet isolement nécessaire implique. On peut étendre cette remarque à tout homme qui engage sa vie dans une action, humanitaire ou politique par exemple, et surtout dans la création – ce choix transcendantal comme le nomme Kant.

La création peut servir à dépasser son propre mal, à l’exorciser, soit par sa représentation, soit par l’aspiration à une beauté supérieure. Elle peut être même l’ultime issue au désespoir, dans la mesure où elle donne un sens à la vie, comme pour Van Gogh par exemple, même si sa lutte aboutit finalement au suicide.

« De toutes les écoles de la patience et de la lucidité, la création est la plus efficace » affirmait Camus. Mais elle est peut-être aussi une façon de réconcilier le créateur avec ceux qui se donnent la peine d’approcher son œuvre, et avec la laideur du monde. « Nous avons l’art pour ne pas périr devant la vérité » écrivait Nietzsche dans La volonté de puissance. L’ambiguïté constante entre le rêve, l’imagination et la réalité dans laquelle s’opère la création, peut la faire apparaître comme une fuite où l’on oscille entre la vie et sa représentation. Mais l’art qui pleure, accuse, chante, se rie de la réalité, pour le bien du créateur qu’il libère de sa souffrance dans la souffrance même de la création, comme il libère celui qu’il enchante, auquel il permet parfois de mieux comprendre le monde transfiguré qu’il lui est permis d’approcher.

« Il n’est pas à la beauté, écrit Jean Genêt dans son petit livre sur Giacometti, d’autre origine que la blessure singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire, mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. »

Il s’agit d’une certaine manière dans la création, de traiter le mal par le mal. Le mal en soi, le mal que l’on découvre autour de soi. C’est là la fonction de Guernica. La souffrance est mise à nu. Le meurtre, la violence, le désespoir. « Je voudrais qu’ils montent se placer dans la toile en grimpant comme des cafards », dit Picasso à Malraux venu lui rendre visite dans son atelier pendant qu’il travaillait sur cette toile. Guernica est noir. Comme les gros titres des quotidiens de l’époque qui disent à l’homme de la rue, noir sur blanc, sa terrible vérité. Il est noir et blanc, comme les films d’actualités. Comme les photos envoyées d’Espagne, montrant toute l’horreur de l’anéantissement total, gratuit, de la ville-symbole du peuple basque, en quatre heures, par des centaines de torpilles aériennes de plus de mille kilos, et trois mille bombes incendiaires. Guernica est le placage sur la toile de la stupeur et de la souffrance de Picasso en découvrant l’étendue de l’horreur dans les journaux. Mais ce cri d’effroi est aussi l’expression de la révolte et un appel au monde pour une prise de conscience et un refus de la violence.

Même démarche, dans un autre registre esthétique, chez Andy Warhol. Alors que le monde médiatique, et particulièrement la télévision, tend à banaliser l’image de la mort, Warhol réplique cyniquement en exagérant cet effet et en produisant une hyperbanalisation de la mise à mort et de la violence. Je pense à son tableau représentant la chaise électrique, répété à l’infini. Dans sa série de tableaux Pistolets couteaux et croix, il utilise comme modèle le pistolet qui avait servi à la féministe Valérie Solanis pour l’attentat dont il fut victime, attentat dont il ne s’est jamais remis, pour exprimer sa propre souffrance et sa révolte devant la violence de notre temps.

La création permet en quelque sorte de combattre la souffrance qu’engendre un état de fait désespérant, en poussant l’illusion à son paroxysme jusqu’au point où la réalité elle-même apparaît comme une illusion. L’univers de déshumanisation et d’aliénation bureaucratique dans lequel nous entraîne Kafka, finit par nous apparaître plus vrai que le monde réel que nous y reconnaissons.

Et j’en arrive à Frida Kahlo. Atteinte de poliomyélite dès l’enfance. Victime d’un horrible accident à dix-sept ans, qui fera de sa vie « une longue agonie  » de son corps ~ un marasme « selon ses propres termes. Frida Kahlo, dont Diego Rivera, son mari, le plus grand peintre mexicain de son époque, dira: « Le seul exemple de l’art de quelqu’un qui s’arrache sein et cœur pour dire la vérité biologique qu’elle sent en eux ». Elle se peindra toute sa vie, elle et ses blessures, symboles des blessures du peuple mexicain auquel elle s’identifie et pour lequel elle lutte. Elle sera son unique modèle, surtout pendant les deux ans qu’elle passera clouée au lit devant son miroir.

Sa création est sa force, la manifestation de sa lutte. Sa peinture est l’expression infinie de la douleur et une manière de l’apprivoiser. Je cite Rauda Ramis, l’auteur d’un livre poignant sur Frida: « Moi je dis qu’emmurer sa souffrance c’est risquer de se laisser dévorer, par elle de l’intérieur, et par des chemins troubles et insensés. Que la force qu’on n’exprime pas est implosive, ravageante, autodestructrice. Qu’exprimer, c’est commencer à se libérer. »

Le meilleur témoignage en est certainement le recueil des Lettres de Van Gogh à son frère Théo. Un livre dont on peut dire qu’il est aussi riche que son œuvre picturale, mais explicite aussi quant au sujet de ma planche.

Van Gogh, blessé à mort par l’incompréhension de son père pasteur, austère, exigeant, méprisant à son égard. Incompris et rejeté par le clergé dans son œuvre sociale, indésirable partout où il passe, comme  un grand chien hirsute  qui entre avec ses pattes mouillées  et qui de plus aboie bruyamment selon ses propres termes. Et il s’attelle à l’art, comme à un fiacre. « On préférerait vivre dans une prairie avec un soleil, une rivière, la compagnie d’autres chevaux également libres, et l’acte de la génération… Je ne sais pas qui a appelé cet état: être frappé de mort et d’immortalité. Le fiacre que l’on traîne, ça doit être utile à des gens qu’on ne connaît pas. Et voilà, si nous croyons à l’art nouveau, aux artistes de l’avenir, notre pressentiment ne trompe pas… Nous ne nous sentons pas mourir, mais nous sentons la réalité de ce que nous sommes peu de chose; et que pour être un anneau dans la chaîne des artistes, nous payons un prix raide de santé, de jeunesse, de liberté, dont nous ne jouissons pas du tout, pas plus que le cheval de fiacre, qui traîne une voiture de gens qui s’en vont jouir eux du printemps. » Et pourtant, quel qu’en soit le prix, la création est pour Van Gogh le seul remède. Mais elle est aussi la seule vérité qui lui soit accessible et transmissible, donnant un sens à sa souffrance intrinsèque, vu sa propre exigence de vie, ses difficultés d’adaptation sociale et sa fragilité. Sa propre misère dans tous les sens du terme, mais aussi celle qu’il a côtoyée et qui lui fut insupportable, constitue la trame de son œuvre écrite et picturale. Il fait partie de ceux qui l’ont vécue dans leur propre chair, mais aussi de ceux qui ont assisté dans le borinage « un peu de temps seulement au cours gratuit de la grande université de la misère humaine » selon ses termes. La vérité qu’il exprime, en se mesurant avec la vie, et que serait la vie si l’on n’osait se mesurer avec elle, dit-il – est celle d’un homme qui laboure comme un vrai possédé. Et c’est dans les sillons de son champ, sur lequel il trime, qu’il trouve les moyens de survivre.

Je voudrais clore sur ces mots sur lesquels Van Gogh a refermé les pages de sa vie.

« Je sens tellement que l’histoire des gens est comme l’histoire du blé; si on n’est pas semé en terre pour y germer, qu’est-ce que ça fait, on est moulu pour devenir du pain. « 

De toute cicatrice naît une vérité .

Michèle Frank, le 3.9.2014